Le
monde de la presse est en perpétuel changement
Et le mouvement qui l'anime n'épargne pas cette forme
marginale - et donc particulièrement sensible - d'activité
journalistique qu'est le dessin de presse. Ainsi, depuis la
fin de nos entretiens, de nombreuses choses ont changé
pour nos caricaturistes: Moto ne dessine plus pour La Dernière
Heure depuis fin février, laissant une place quotidienne
à Gérard, Vadot a encore accru sa collaboration
au Vif-L'Express, au détriment de sa participation au
Soir et de Cécile Bertrand, Sondron a illustré
la reconstitution d'une évasion pour le journal d'RTL
TVI, les dessins de Kroll "contre" le PS commencent
à déranger l'administration de la RTBF,
Rien n'est donc immuable et notre étude était
bien une "radioscopie du dessin de presse en Belgique francophone",
tel qu'il se présentait à un moment donné.
Elle s'avère en fin de compte tout aussi périssable
que tous ces ouvrages sur la presse écrite qui nous ont
été néanmoins très utiles.
Bien entendu, afin de dresser un état de la question
- et puisque le journal est différent tous les jours
-, nous avons dû suivre la presse quotidienne sur un certain
intervalle de temps (du 1er octobre 1997 au 31 mars 1998) et
interroger les dessinateurs au sujet de leur collaboration du
moins durant cette période. Celle-ci fut d'ailleurs marquée
par la naissance d'un nouveau quotidien: Le Matin. Mais nous
ne disposions pas d'assez d'éléments pour mener
une étude aussi poussée que pour ses trois concurrents
de la presse nationale francophone. De plus, nous n'avons pu
ignorer plusieurs faits importants s'étant produits en
dehors de cette période tels que les collaborations antérieures
ou exceptionnelles d'autres dessinateurs, ou les numéros
entièrement illustrés par des dessins, dont le
dernier en date est le Soir du 21 avril 1998. Ainsi, d'une part,
nous avons pu dresser un tableau de la situation générale
actuelle des dessinateurs dans la presse belge. Grâce
à un détour préalable par une histoire
de la caricature, nous avons pu préciser le sens de son
évolution. Un bilan de santé de la presse belge
nous a permis d'expliquer ce sens. D'autre part, une enquête
de terrain nous aura mené à préciser la
place des caricaturistes dans chacun des organes de presse nationaux.
"La Belgique a une grande chance, c'est d'avoir beaucoup
de dessinateurs et un petit inconvénient, celui de ne
pas avoir beaucoup de caricaturistes qui s'adressent à
l'actualité. Il manquerait en général aux
caricaturistes la qualité de journaliste politique suivant
ce qui se passe semaine après semaine." (2)
Au bout de notre étude, nous sommes arrivés à
deux constats principaux. Le premier n'est en fait que la confirmation
d'une impression que nous avions dès le départ,
à savoir que la presse belge (wallonne) actuelle accorde
relativement peu de place aux caricaturistes, du moins par rapport
à la même presse au XIXème siècle
(ce que nous avons démontré) et par rapport à
la presse française (ce qui est apparu clairement suite
à nos recherches et au cours de nos interviews mais que
nous n'avons pas démontré explicitement). A présent,
nous sommes en mesure d'affirmer que le phénomène
de raréfaction et "d'aseptisation" des caricatures
participe du déclin généralisé de
la presse, dont les marges de manuvre sont désormais
bornées par la nécessité de "ratisser
large". Autrement dit, afin de satisfaire le plus grand
nombre de lecteurs, les organes de presse se voit contraints
d'observer toujours plus de neutralité et de prudence.
Dans une telle perspective, on comprend que le "dessin
d'opinion" n'intéresse plus les décideurs
qui lui préfèrent dès lors, comme dans
la presse locale, l'illustration d'humour, désengagée,
sympathique, inoffensive.
Le deuxième constat invite au contraire à penser
que le dessin de presse en Wallonie serait en train de susciter
un certain regain d'intérêt, notamment dans les
journaux nationaux. Parmi les signaux que nous avons identifiés,
rappelons que: Royer prend place dans la page "Débats"
consacrée aux personnalités issues des milieux
politiques, universitaires, etc., dans un Soir comptant une
quinzaine de dessinateurs occasionnels; La Libre Belgique se
dote d'un dessinateur attitré et très impliqué
dans la politique éditoriale (Clou); les collaborations
de Gérard et Moto se régularisent dès le
passage de La Dernière Heure en format tabloïde;
et enfin, le jeune Matin fait appel à cinq caricaturistes,
alors que ses vieux ascendants n'y avaient presque jamais recours.
Si l'on ajoute à cela le succès rencontré
par Serdu et Kroll dans leur zone d'influence respective et
la montée de jeunes dessinateurs comme Vadot, Sondron,
Vince, Saive, etc., l'on peut se demander si la presse n'est
pas en train de redécouvrir la force de la caricature
et les potentialités de leurs auteurs.
Pour leur part, les rédacteurs en chef manifestent un
engouement unanime (et accru ces dernières années)
pour la caricature - même si la mise en pratique ne le
confirme pas toujours - et se plaignent de ne pas trouver de
talents à la hauteur de leurs exigences
Mais quel
sens cela a-t-il de réclamer plus d'intuition politique
au dessinateur s'il est en fin de compte relégué
dans le dessin de société, l'illustration paisible,
par crainte de trop "déranger"? Pourquoi ne
pas tenter de mettre à profit toutes les capacités
du dessinateur de presse? Les rédacteurs en chef considèrent
à juste titre le dessin comme un élément
fort de la politique éditoriale, faisant partie de l'identité
graphique du journal, doté d'un impact parfois beaucoup
plus important qu'un article
Pour notre part, nous avons
mis en valeur la surprenante adéquation entre, d'une
part, les options rédactionnelles d'un journal, et, d'autre
part, le ton et la spécialité graphique de son
dessinateur. Puisqu'il est à ce point représentatif
du journal et complémentaire de l'écrit, pourquoi
ne lui confie-t-on pas plus souvent des tâches de grande
envergure telles que l'illustration de la page une ou d'événements
particuliers?
"Par
leur graphisme simplifié, leur sens du raccourci et leur
expression percutante, ces "dessins à la pointe
du couteau", pour reprendre une définition de G.
Grosz, constituent en effet un instrument idéal pour
la compréhension des situations humaines, sociales et
politiques." Jules Gheude (3)
Face à cette contradiction entre une admiration générale
pour les caricatures et leur faible utilisation, mais aussi
en ayant considéré certaines initiatives concrètes
prises ces derniers mois par les responsables de publication
pour étendre la portée des dessins de presse,
nous avons entrepris de démontrer que l'apport du dessinateur
de presse est multiple, tant au niveau de la société
qu'au niveau de la réalisation du journal. Entre autres
effets, bien connus, inhérents à son statut d'artiste,
d'humoriste et de journaliste, nous avons mis en exergue son
influence sur les "systèmes de représentations
collectives": les caricatures rendent compte de la façon
dont un groupe d'individus perçoit et ressent la réalité
à un moment donné; non seulement elles rendent
visible ce que certains, par intérêt, tentent d'occulter
mais elles révèlent au groupe ses propres représentations
(ainsi que ses opinions et ses comportements) dont il n'a pas
conscience ou qu'il refuse d'admettre; à l'adresse de
tous (lecteurs de journaux, analystes, historiens, etc.), les
caricatures sont autant de déformations de la réalité
qui se présentent justement comme des "clés
d'accès" à cette réalité, rendue
plus visible, plus claire, bref plus authentique.
Parmi les fonctions journalistiques du dessinateur de presse,
nous avons identifié les deux principales, à savoir
les fonctions d'illustrateur et de commentateur de l'actualité.
Bien évidemment, des dessins à vocation esthétique
ou de commentaire ont d'autres effets: ils attirent l'attention,
orientent la lecture, dynamisent la présentation de l'information,
etc. Toutefois, nous avons tenu à isoler de telles fonctions,
plutôt relatives à la communication, et nous les
avons considérées pour elles-mêmes. Nous
pensons que les journaux auraient beaucoup à gagner en
exploitant davantage les atouts du dessin de presse en tant
que "piédestal" pour l'information écrite
(nous parlions du caricaturiste comme d'un "adjuvant communicationnel")
et en tant que contact tout à fait particulier avec le
public: le caricaturiste personnalise et vivifie l'information,
il parvient à créer une complicité avec
les lecteurs, il s'adresse à eux, les met en scène,
les responsabilise,
En caricaturant, l'on peut dire que
l'information écrite classique - oublions un instant
le sensationnalisme des faits divers - s'adresse principalement
à la raison du public, dans une langue rigoureuse, objective
et mais somme toute assez froide et impersonnelle. Par contre,
le dessin, et d'une façon générale l'art
et l'humour, communique avec la sensibilité des lecteurs.
En l'occurrence, les codes sont relativement simples et vite
assimilés par ceux qui s'y intéressent. Il ne
faut d'ailleurs pas longtemps pour trouver ce moyen d'information
agréable, convivial. Si nous rapprochons cela du fait
que les dessins sont plus "lus" que les articles,
et les dessinateurs plus célèbres que la plupart
des rédacteurs - au point de devenir un véritable
représentant, une carte de visite du journal - on peut
acquiescer, avec les caricaturistes eux-mêmes, à
cette assertion de Christian Sauvage: "le dessinateur de
presse est le journaliste préféré des lecteurs"
! (5)
Un nouveau paradoxe
En début d'introduction de ce travail, nous faisions
état des différentes ambiguïtés et
contradictions qui caractérisent la profession de dessinateur
de presse. Or, à la fin de cette étude, après
nous être penchés sur le rôle du dessinateur
dans le journal, il semble bien que nous avons pu dégager
un paradoxe de plus. Pour le percevoir, il importe de se poser
la question "qu'est-ce qu'un journal de qualité?".
Une première réponse peut être formulée
à partir d'un ensemble de critères
Mais
l'on ne pourrait s'empêcher de songer aux modèles
du genre, autrement dit, aux titres qui dominent le marché
et font autorité dans le champ journalistique: principalement
Le Monde en France et Le Soir en Communauté française.
Or, le climat concurrentiel aidant, les autres organes de presse
sont tentés de s'aligner sur les pratiques (au niveau
de la forme et du contenu) de ces quelques "ténors",
qui finissent d'ailleurs par dicter l'agenda à certains
médias, en particulier dans le milieu de l'audiovisuel.
Or, un canon de la presse écrite comme Le Monde, qui
ne comporte toujours que très peu de photographies, accorde
une importance considérable au dessin de presse. Par
conséquent, la caricature entre bel et bien dans les
critères de qualité d'un journal. Prenons le cas
du lancement d'une nouvelle publication - telle que Le Matin
-, celle-ci a certainement plus de chances de s'affirmer comme
un titre de qualité, typique et peut-être même
digne de crédit, en accordant au dessin de presse une
place proche de celle que lui réservent ces journaux
de référence.
Ce mimétisme se traduit également au niveau de
la rédaction pour qui cela représente toujours
une sorte d'idéal que de posséder son dessinateur
attitré, son "Plantu", son "Royer",
de travailler avec un collaborateur qui ferait comme Kroll,
le dessinateur de l'Ecran Témoin. D'après nos
entrevues avec les journalistes et les dessinateurs, mais aussi
d'après notre expérience, il ressort nettement
que, lorsque le dessinateur "convient", c'est un sentiment
de fierté qui domine parmi les journalistes, la fierté
de contribuer à un journal à la fois original,
(personnalisé, animé,
) et "comme les
autres" (typique, un peu plus proche du Monde ou du Soir).
En somme, à coté de son apport esthétique
et de sa contribution à l'explication et la transmission
de l'information, le dessin apporte une valeur symbolique au
journal si, toutefois, ce dernier sait le mettre en valeur.
Le paradoxe est bien là, et multiple: le dessin, cette
forme marginale de traitement journalistique, principalement
destinée à faire rire, qui fonctionne par déformation
de la réalité, est un de ces éléments
qui contribuent à faire d'une publication un journal
de qualité, sérieux et fiable.
Privilège
La situation des dessinateurs dans les quotidiens de la Communauté
française ainsi que leur utilité sociale et journalistique
constituaient donc les deux points forts de notre entreprise.
Toutefois, pour en arriver là, nous n'avons pu faire
l'impasse sur une approche plus concrète de la profession,
basée sur la rencontre de dix-sept dessinateurs de presse.
Il importait en effet de mettre un peu de lumière sur
le double statut d'artiste-journaliste qui caractérise
chacun de nos interlocuteurs. C'était aussi l'occasion
de mettre un bémol à ce que nous condamnions d'emblée
au début de ce travail, à savoir la surenchère
permanente qui affecte habituellement le discours sur la caricature
et la description du caricaturiste. Autodidacte, celui-ci n'est
pas pour autant dépourvu de formation scolaire (artistique).
Professionnellement indépendant, il reste néanmoins
soumis aux aléas du marché, au bon vouloir des
rédacteurs en chef, et sa liberté est celle que
le journal lui accorde. Désespéré ou angoissé,
il l'est parfois - à l'instar de tout journaliste -,
mais l'on ne trouve pas vraiment ce "mal-être"(6)
exprimé par certains artistes et sur lequel on a tendance
à focaliser. Et nous pourrions rappeler les mêmes
réserves que nous avions émises à propos
de sa prétendue marginalité, sa solitude, la jalousie
qu'il susciterait à la rédaction et même
sa virulence, son humour désopilant, sa facilité
d'exécution des dessins, etc.
Par contre, une caractéristique ne fait l'objet d'aucun
doute, et semble même transcender tous les désagréments
d'une condition ambivalente. Il s'agit de la réunion,
en une seule activité, de la passion et de la profession,
de l'art et de l'utilité, de l'il et de l'intellect.
Les affirmations des dessinateurs de presse à ce sujet
les placent aux antipodes de la marginalité et du mal-être:
pouvoir vivre du dessin est un privilège. Et quand ils
ne peuvent en vivre vraiment, ils n'en éprouvent pas
moins la satisfaction de pouvoir s'exprimer, réagir aux
événements et, grâce à la publication,
s'adresser à des milliers d'inconnus, amuser des milliers
de lecteurs, intervenir dans le champ social. Hélas,
ces privilégiés sont peu nombreux. Même
en étant très polyvalent, trouver sa place dans
le monde du dessin de presse n'est pas chose aisée. Très
nombreux par contre sont les jeunes talents frappant aux portes
des quotidiens en vue de collaborations; rappelons-nous: une
proposition différente par semaine à La Libre
Belgique, une tous les quinze jours au Soir, etc. Parmi tous
ces dessins proposés, n'y a-t-il vraiment pas de quoi
réaliser au moins un supplément illustré
par mois? Et, pourquoi pas, à l'occasion d'anniversaires
de Belges célèbres tels que Jacques Ochs, Serge
Creuz ou Alidor.
(1) Tels que Le monde de la presse en Belgique
de Jean GOL ou Radioscopie de la presse belge de René
CAMPE, Marte DUMONT et Jean-Jacques JESPERS.
(2) BAUWELINCKX, Gabi et LEFREBVRE, Sonia, d'après les
propos d'André Lemoine, rédacteur en chef de Pourquoi
pas?, in 2ème festival international du dessin politique,
du 17 décembre 1988 au 8 janvier 1989, Bruxelles, éd.
Labor, 1988, p.21. Peut-être l'auteur a-t-il commis une
erreur en écrivant "s'adressent" au lieu de
"s'intéressent".
(3)GUEUDE, Jules, Les Belges
tels quels. Histoire d'un
problème communautaire en tableaux et plus de 150 caricatures,
éd. Rossel, 1984, p.8.
(4) Au sens expliqué p.154.
(5) SAUVAGE, Christian, Journaliste: une passion, des métiers,
éditions du CFPJ, Paris, 1988, p.83.
(6) Voir VESSILIER-RESSI, Michèle, La condition d'artiste,
regard sur l'art, l'argent et la société, Paris,
Maxima Laurent du Mesnil, 1997, pp. 30-34. ©aster1998
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